De la nature à l’assiette

FROM NATURE TO PLATE

L’itinéraire est ambitieux : atteindre le lac de tête du lac Brûlé, avec la possibilité de débusquer des truites mouchetées au calibre impressionnant, dans une zone qui n’a jamais été pêchée ou presque.

Ce lac de tête, baptisé « le lac secret » par nos deux aventuriers, est un endroit reculé auquel on peut accéder en traversant un autre lac et en faisant du canot-portage. Le programme de la journée est donc bien chargé. À peine le soleil levé, il est temps de prendre la route et d’emprunter la rivière Métabetchouan, qui prend sa source dans la Réserve des Laurentides. Là, Jean-Philippe apprend à lire la rivière, grâce aux conseils de Fred :

« J’ai appris à savoir à quel endroit les truites se tiennent dans la rivière. Fred m’a montré comment faire des lancers précis et déposer la mouche de façon naturelle. C’est un enseignement qui me sert encore aujourd’hui. »

En effet, Jean-Philippe, chef cuisinier de formation qui a travaillé plusieurs années en restauration, a développé ces dernières années, sa passion pour la pêche qu’il considère comme un art : « C’est gracieux et paisible. On dirait que la canne est une extension de notre bras. Et puis le feeling de prendre un poisson à la mouche, avec une canne beaucoup plus nerveuse, on a l’impression que c’est le combat du siècle même si le poisson est tout petit. C’est très surprenant et satisfaisant. »

Plus nos deux aventuriers se dirigent vers le « lac secret », plus le canot-portage se révèle ardu. De cette première expérience de portage, Jean-Philippe en garde un souvenir cocasse : « Il a fallu rebrousser chemin à plusieurs reprises à cause de la proximité des arbres pour se réaligner vers la bonne direction. Des fois, on se taquinait : Force un peu plus Fred, Travaille un peu plus fort JP. Notre patience a été écorchée, mais toujours en gardant le sourire. »

Enfin arrivés à leur destination, les deux compagnons de voyage s’émerveillent du spectacle de la nature. En plein mois de mai, le printemps s’installe petit à petit. Les feuilles s’épanouissent.

« C’était un petit lac entouré d’une forêt mixte. Il y avait beaucoup de conifères, les feuillus étaient d’un vert tendre, un peu croquant comme une laitue. »

C’est l’heure de se récompenser et de préparer le repas. Le moment idéal pour appliquer les enseignements appris le matin même. Pagayant tranquillement sur le lac, les deux complices attrapent rapidement deux truites mouchetées d’environ 16 pouces. Une prise de haute qualité, amplement suffisante pour le repas que Jean-Philippe va concocter : « Un poisson indigène plutôt qu’un poisson de pisciculture d’élevage, c’est incomparable déjà par le goût de la chair, la texture, la couleur. Au Quebec, on a cette chance d’avoir accès à des lacs, à des rivières, à de belles ressources. Il faut seulement prendre conscience que cette nature est fragile et sélectionner le bon poisson, le consommer de façon intelligente en respectant le produit. »

Sur la petite plage, le feu commence à crépiter. Jean-Philippe observe les alentours pour trouver ce dont il a besoin pour la cuisson du poisson. Sur le rivage, il remarque des jeunes aulnes. « La technique ancestrale appelée la cuisson en crucifix nécessite du bois vert. J’ai pelé la branche d’aulne pour qu’elle soit exposée au cambium (la seconde écorce ou aussi appelée l’écorce intérieure). Ensuite, il faut la fendre sur le sens de la longueur. Et on insère la truite avec des petits bâtons pour la garder bien ouverte. Enfin, on attache le tout avec des racines qu’on trouve. La truite a commencé à cuire. Il n’y a rien de plus simple que le produit brut et un feu. C’est revenir aux sources. »

Dans le sac à dos de Jean-Philippe, se cache aussi un ingrédient local dont il va se servir pour sublimer encore plus son poisson : le gin Canopée. Il est coutume pour les pêcheurs de célébrer le succès d’une grosse prise avec une petite gorgée de gin. Après 20 minutes de cuisson, le chef cuisinier de la nature badigeonne d’alcool le poisson et répète cette action, jusqu’à ce que ce soit prêt, environ une heure et demi plus tard : « Ce gin Canopée, c’est vraiment quelque chose qui se marie très bien avec la truite. C’est un gin assez relevé en genièvre Distillerie Mariana y inclus aussi des aromates boréales tels que des hameaux d’épinettes noires et de thuya. Le goût du genièvre et des conifères entre dans la chair du poisson. Ça donne vraiment un beau parfum au poisson. Et en même temps, ça permet de garder la chair tendre et juteuse. »

C’est la première fois que Jean-Philippe ajoutait du gin à la truite mouchetée, un risque qui valait le coup d’être pris :

« Le résultat était vraiment très bon. Je n’ai pas peur d’expérimenter sur le terrain plutôt que de faire ça à la maison avant. Je trouve qu’on fait les plus belles découvertes quand c’est spontané. »

La dégustation de ce repas forestier laisse place à des échanges et des discussions entre les deux aventuriers. Ils en apprennent un peu plus sur leurs expériences, leurs histoires de pêche et de chasse, leur philosophie et leur cheminement dans leur façon de s’alimenter. Jean-Philippe Leclerc est devenu un habitué de la cuisine rustique, une passion qui lui vient sans doute de son enfance à Saint-Michel-de-Bellechasse, où il avait pour terrain de jeu le fleuve Saint-Laurent. Après avoir quitté le monde de la restauration classique, il a aujourd’hui pour garde-manger la nature.

« J’aime apprendre, je suis un curieux de nature. Toute ma vie, je vais être en apprentissage sur ce que la forêt peut m’offrir et la façon de la cuisiner. Je pourrais dire que la nature est la personne la plus inspirante pour moi. »

Une fois rassasiés, les deux hommes sont repartis à bord de leur canot, sous les derniers rayons du soleil. Des souvenirs dans la tête et les papilles gustatives en ébullition… Remonter la rivière à contre-courant et les portages n’étaient plus qu’un jeu d’enfant.

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