Il faut savoir que ma traditionnelle chasse au gros gibier se déroule habituellement en Estrie, chez ma belle-famille, dans un secteur où la population de cerfs de Virginie est en déclin depuis plusieurs années. Les années de chasse très prospère vécues par mon beau-père, ma belle-mère, leur famille et tout le voisinage font maintenant partie des souvenirs. À cette époque, tous les permis trouvaient rapidement preneur avant la fin novembre. Malheureusement, les choses ont changé et je n’ai jamais pu vivre une telle expérience lors de mes sorties sur le terrain familial. Toutefois, à chaque année, je garde espoir et c’est pourquoi, lorsque je reçois l’invitation à prendre part à un voyage à la Mecque du chevreuil, je suis doublement exalté.
Entre l’invitation et notre voyage tant attendu, Franck et moi passons de longues journées sur les rivières gaspésiennes à poursuivre le saumon atlantique tout en planifiant notre imminente expédition. Comparativement à nos sorties de pêche où l’eau est extraordinairement chaude et basse, avec du poisson qui ne bouge pas d’un iota, la chasse à l’ile d’Anticosti devrait être facile, blague-t-on.
Le jour de notre départ arrive enfin. On vérifie l’équipement, on calibre nos armes, on charge le camion et on prend la route direction de Mont-Joli. Au bar du motel, on rencontre une poignée de chasseurs sur place depuis quelques jours puisque leur avion est cloué au sol à cause de vents violents. Peut-être est-ce le gin qui parle pour eux, mais ils semblent très peu inquiets de leur succès à venir. Après tout, ils s’en vont à Anticosti.
Quant à notre groupe, la chance nous sourit et notre vol part sans délai. À peine arrivé à Port-Menier, on croise un chevreuil mature en pleine rue! Il va sans dire que la vibe est bonne dans le camion qui fait route vers notre chalet situé au bout de l’ile. La soirée commence traditionnellement avec un peu de vin, beaucoup de rires et une prédiction de réussite quasi certaine.
Quelques heures plus tard, le soleil ne s’est pas encore pointé qu’on est déjà sur nos quads en route vers nos territoires respectifs. La journée est plutôt calme de mon côté. On se rencontre pour l’apéro et j’apprends que Franck a laissé passer une grosse femelle avec ses petits. C’est notre premier de cinq jours de chasse et on vise les gros mâles matures. Le poêle est chaud, la vue sur la mer est incroyable, la bière descend trop bien et de petits flocons commencent à virevolter. On se couche heureux malgré notre première journée sans prélèvement.
COMME À LA PÊCHE AU SAUMON, L'ISSUE DE LA CHASSE AU CHEVREUIL EST DICTÉE EN GRANDE PARTIE PAR DES FORCES MAJEURES SUR LESQUELLES NOUS N'AVONS QUE PEU, SINON PAS, DE CONTRÔLE.
À notre réveil, on est dans un autre monde: un demi-mètre de neige au sol, des vagues immenses et des vents qui soufflent à plus de 80 km/h. Motivés et n’ayant pas autre chose à faire, on ne se laisse pas décourager et on sort dans les sentiers. Il pleut, la température chute peu à peu alors qu’une fine couche de glace recouvre la neige et craque sous chacun de nos pas. Au détour, j’effraie une femelle mature alors que de son côté Franck aperçoit des cornes qui disparaissent rapidement en parcourant l’un des sentiers.
On attaque les jours suivants en essayant toutes les techniques et outils possibles. On arpente les sentiers. On patiente dans les marais. On s’enlise dans la bouette en quads. On croise à l’occasion quelques malheureuses traces, mais sans plus. En vain. La fatigue se fait sentir et le temps commence à nous faire défaut. Ce soir-là, au chalet, le groupe est beaucoup moins enjoué. Par la fenêtre, il neige encore.
Le lendemain le vent tombe, le soleil brille et les animaux sortent à nouveau. L’île d’Anticosti reprend vie. Je couvre une allée bien enneigée longeant la mer où je fais quelques pas. Je m’installe et attends un quart d’heure sans bouger. Enfin, un mâle sort. Rapidement l’adrénaline rallume mon esprit épuisé par les derniers jours en moins de deux. Enfin, je retrouve ma fierté et le soir venu on mange le cœur en tartare.
Tout comme à la pêche au saumon, l’issue de la chasse au chevreuil est dictée en grande partie par des forces majeures sur lesquelles nous n’avons que peu, sinon pas, de contrôle. On peut bien sûr s’efforcer de mettre en pratique toutes les techniques, des plus connues aux plus obscures… il reste qu’au final, c’est la nature qui gère sa générosité. C’est pour cette raison que je suis énormément reconnaissant envers Dame Nature de nous avoir offert une très satisfaisante récompense au terme de ce périple riche en défis.